HISTOIRE - La théologie de l’histoire

HISTOIRE - La théologie de l’histoire
HISTOIRE - La théologie de l’histoire

Aspect très représentatif de la pensée chrétienne de notre temps, la théologie de l’histoire s’efforce d’inventorier et de systématiser ce que la révélation et la foi apportent au croyant de lumière sur le problème du «sens de l’histoire», de la marche à travers le temps de l’humanité pensée dans son ensemble. Elle s’est posée en s’opposant aux diverses philosophies de l’histoire qui ont été formulées en Occident depuis la fin du XVIIIe siècle et qui, elles-mêmes, s’étaient développées en réaction contre une interprétation abâtardie et maladroite de la doctrine chrétienne.

Comme sa religion mère le judaïsme, le christianisme est une religion historique, professant une intervention de Dieu dans l’histoire humaine, ce qui implique une valorisation positive du temps vécu: l’histoire est le mode de réalisation d’une «économie», d’un plan divin, destiné à promouvoir le salut. Mais la véritable histoire, celle qui a un sens, n’est pas l’histoire empirique, visible, mais celle, très largement inaccessible à nos yeux, de la destinée spirituelle de l’humanité: son objet et sa nature sont définis en référence aux deux images pauliniennes de la croissance du «Corps» (mystique) du Christ et de la «construction» de l’édifice ou, comme le développera de préférence saint Augustin dans l’œuvre maîtresse qu’il lui a consacrée, de la Cité de Dieu, rassemblement du peuple des saints.

Mais cette authentique vision chrétienne de l’histoire a toujours été menacée de déviations. Depuis la littérature apocalyptique des premiers temps chrétiens jusqu’aux sectes illuministes contemporaines se sont manifestées en effet bien des formes de ce que l’orthodoxie a qualifié d’hérésie millénariste: attente exaspérée de la fin de l’histoire; règne des élus sur la Terre où fleuriraient justice et bonheur; confusion entre ce stade eschatologique et la construction d’une chrétienté, ou cité terrestre d’inspiration chrétienne. Sous ces diverses formes s’est réalisée une transposition du plan spirituel à une conception plus profane de l’histoire, qui a préfiguré et en quelque sorte justifié l’émergence de philosophies de l’histoire rivales, et bientôt victorieuses, de cette théologie abâtardie.

Redécouverte de l’essence historique du christianisme

L’«Aufklärung» et Bossuet

Bien qu’on ait signalé quelques emplois sporadiques de l’expression au XIXe siècle, sous la plume de Stoffels (1842) ou Cournot (1861), la notion de théologie de l’histoire ne s’est véritablement généralisée qu’après la Seconde Guerre mondiale: elle est devenue d’un usage familier et constitue l’objet de méditations soutenues de la part de beaucoup de penseurs chrétiens, à quelque confession ou tendance qu’ils appartiennent – orthodoxes, catholiques, anglicans, luthériens, réformés ou libéraux. Cet effort, qui est en fait une redécouverte, s’explique par plusieurs causes: le besoin de répondre à l’angoisse issue des bouleversements de la civilisation occidentale et à la crise issue des deux guerres mondiales, l’usure et la mise en question de l’idéologie du progrès sur laquelle avait misé l’Europe de l’ère libérale, la conscience aiguë d’une historicité fondamentale de la condition humaine (l’influence du premier Heidegger, directe ou médiate, ne saurait être minimisée), la nécessité enfin d’opposer une solution chrétienne aux problèmes que cherchaient à résoudre les philosophies historicistes qui ont si profondément modelé la culture et la mentalité communes de notre époque, de Hegel et Marx à Benedetto Croce.

Mais cette riposte ou réplique est aussi une récupération; les diverses philosophies de l’histoire élaborées depuis le début du XIXe siècle s’ordonnent dialectiquement en une série qui, de proche en proche, nous fait remonter à l’Aufklärung , à la «philosophie des Lumières» des penseurs français du XVIIIe siècle: Marx implique et suppose Hegel dans la mesure même où il prétend le redresser, et pareillement Hegel Kant, Kant Herder; celui-ci enfin, comme l’a bien montré Ernst Cassirer, s’il adopte une position originale et critique vis-à-vis de ses prédécesseurs français, ne les transcende qu’en s’appuyant sur eux. Or, dans la pensée de ses fondateurs – Turgot (1751), Voltaire (1765), Condorcet (1795) –, la notion et l’expression même de «philosophie» de l’histoire avaient une valeur polémique: être «philosophe», c’était opposer les lumières de la raison humaine aux superstitions et préjugés de l’obscurantisme et adopter une attitude critique et sceptique à l’égard de la religion établie – en France le catholicisme. Ces premières philosophies de l’histoire ont été élaborées les yeux fixés sur l’œuvre de l’«éloquent» et «illustre» Bossuet, à la fois admirée comme un chef-d’œuvre littéraire et décriée, disqualifiée, en tant qu’elle prétendait fournir une interprétation chrétienne du passé de l’humanité, dans le Discours sur l’histoire universelle (1681); il faut y joindre, vu l’inachèvement de l’entreprise, la Politique tirée de l’Écriture sainte (1709). La pensée chrétienne du XIXe siècle a été stérilisée dans la mesure où elle s’est laissé enfermer dans le défi, le challenge ainsi formulé, et où elle s’est obstinée à défendre et revendiquer l’œuvre de Bossuet comme l’expression pleinement authentique de l’enseignement qui se dégage de la révélation chrétienne, alors qu’elle n’en représentait qu’une interprétation déformée et partiellement illégitime; non que Bossuet en fût plus particulièrement responsable: il était lui-même prisonnier d’un très ancien processus de semi-sécularisation. Si la génération actuelle a pu voir se développer une nouvelle phase, une renaissance de la théologie de l’histoire, c’est lorsque, débarrassée d’une apologétique à courte vue, cette pensée chrétienne a su retrouver l’essence d’un enseignement proprement révélé sur l’histoire, en pratiquant ce retour aux sources qui a toujours été à la base de toutes les phases de renouveau, de réforme, de revival , qui rythment le développement du christianisme.

Le temps dans l’économie du salut

La religion chrétienne, comme le judaïsme dont elle est issue, est par essence historique. Le Dieu d’Israël, tel qu’il se révèle à travers l’Ancien Testament, n’est pas d’abord le Dieu des philosophes et des savants – le Dieu qui était depuis toujours, qui est maintenant et qui sera à jamais –, mais le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob: le Dieu qui s’est manifesté dans la geste des Patriarches, qui a fait élection de son peuple, qui a manifesté de façon éclatante sa sollicitude envers lui par les merveilles de l’Exode, le Dieu qui s’est fait connaître à Moïse sur le Sinaï et qui, à travers châtiments et pardons, a formé, éduqué ce peuple à la fois élu et rétif, le même Dieu enfin qui a parlé par les Prophètes. Prenant le relais, le message chrétien de l’Évangile, ou «bonne nouvelle», montre dans Jésus de Nazareth le Messie promis et attendu, la réalisation de la nouvelle alliance. Le Credo dans lequel se résume cette foi proclame l’incarnation du Verbe divin dans la personne de Jésus-Christ, sa mort rédemptrice sur la croix, sa résurrection, son retour en Dieu, la descente de l’Esprit saint sur les Apôtres et parmi les hommes le jour de la Pentecôte – autant d’événements historiques par lesquels se réalise le plan divin ou oikonomia du salut; et pour finir, c’est un autre événement historique qui est attendu pour clore ce développement, le retour glorieux du Christ, sa parousie triomphante aux derniers jours, dans l’eschatologie; la foi chrétienne est inséparable de cette histoire sainte, de cette histoire sacrée – une histoire réelle, vécue, et non pas un mythe.

Tel est le noyau révélé autour duquel se développe la théologie chrétienne de l’histoire. D’une part, elle implique une intervention, une série d’interventions de Dieu dans la durée historique, dans le temps, qui apparaît ainsi comme valorisé en tant qu’il est porteur du salut: mode intrinsèque de l’être créé, il est le moyen voulu par Dieu pour la réalisation de son plan; de Celse (vers 178) à Voltaire, une telle conception se verra en butte aux objections que lui opposeront les philosophes, en tant qu’indigne de Dieu et contraire à sa transcendance et à son immutabilité. D’autre part, le temps de l’histoire apparaît ainsi comme recevant une valeur positive: il n’est ni un mal, résultant de la chute des âmes dans le devenir comme pour le néo-platonisme, ni une illusion comme pour beaucoup des philosophies religieuses de l’Inde. On a souvent opposé ce temps linéaire de la religion juive et chrétienne – qui va de la création du monde à l’achèvement de l’histoire – au temps cyclique des Grecs qui, une fois la grande année du monde achevée, se clôt comme un cercle et prévoit un recommencement périodique de l’histoire; mais il ne faut pas s’exagérer le rôle qu’a joué cette notion de «retour éternel» dans la pensée antique et ne pas projeter sur elle le pathétique dont Nietzsche l’a chargée en la redécouvrant; c’est plutôt par rapport à la pensée hindoue que s’observerait l’opposition la plus radicale: l’analyse fait bientôt apparaître le lien qui unit cette théologie chrétienne de l’histoire au monothéisme. L’Incarnation n’est pas un avat ra parmi tant d’autres: le Fils unique, monogène, du Dieu unique s’est incarné une seule fois, il a souffert sa passion et par là acquis le salut des hommes «en une seule fois» ( 﨎﨏見神見﨡, le terme est employé à quatre reprises dans le Nouveau Testament). Cette unicité de l’histoire sacrée se communique à toute l’histoire humaine et lui confère un caractère tragique qui l’apparente, autant que par l’espérance elle s’en éloigne, à la conception grecque, païenne, antique, de l’existence: nous n’avons qu’une vie et son enjeu est infini.

Cependant, il importe de souligner que cette valorisation du temps, par la lumière que projette sur l’histoire l’enseignement révélé, ne procure directement qu’une interprétation du devenir spirituel, religieux, de l’humanité et non pas explicitement de ce que les hommes appellent normalement l’histoire, c’est-à-dire la suite des événements et l’évolution des structures d’ordre politique, économique, social ou culturel, observables et analysées par la science historique. Aux yeux du théologien, la véritable histoire de l’homme est son histoire sainte, l’histoire sacrée, celle au cours de laquelle s’accomplit, se réalise le plan divin du salut. Le temps de l’histoire, de part et d’autre du faisceau central d’événements que constitue la vie du Christ, de l’Incarnation à la Passion et à la Résurrection triomphante, s’explique, d’une part, par la «préparation évangélique», l’éducation progressive de l’humanité et, en son centre, de sa partie choisie – le peuple d’Israël – et, d’autre part, au cours des temps postchristiques, par le recrutement du peuple nouveau, du peuple des saints, par l’édification de la Cité de Dieu, la croissance progressive du Corps du Christ que représente l’Église, vue non sous son apparence empirique ambiguë, mais dans sa réalité mystérieuse et profonde; c’est ce qui explique et justifie le retard apparent de la parousie annoncée, attendue et espérée: l’achèvement de la croissance et de la maturation du Corps du Christ est la raison d’être, la mesure du temps qui s’écoule encore.

Mystère et ambivalence de l’histoire

On vient d’introduire la notion de progrès: remontant au-delà des déformations qu’elle a subies, une fois transposée sur le plan de l’histoire des civilisations et des techniques, la théologie s’efforce d’en retrouver la signification première: de siècle en siècle et d’instant en instant, l’histoire avance réellement, devient plus proche de sa réalisation plénière, mais ce qui croît et ce qui mûrit, ce qui est le véritable sujet de l’histoire, c’est, il faut y insister, le Corps «mystique» du Christ (l’épithète appartient à la théologie moderne). Ce progrès n’est saisi, perçu et connu que dans la foi, c’est-à-dire dans une connaissance nécessairement partielle et obscure. La foi fait communier le chrétien avec la pensée divine, sans pour autant abolir l’abîme qui sépare la condition humaine de l’Être transcendant. L’homme chrétien, par la foi, sait que l’histoire a un sens et quel est ce sens, mais il n’est pas doté d’un moyen sûr d’écrire dès maintenant cette histoire, qui n’est perceptible pleinement que du côté de l’Éternel. Tous les théologiens, de quelque confession ou école qu’ils se réclament, sont d’accord pour souligner ce qu’ils appellent le mystère de l’histoire, qui ne sera pleinement élucidé que dans l’eschatologie: d’abord, parce qu’alors l’histoire sera achevée et qu’alors seulement toutes les causes auront produit tous leurs effets, alors seulement chacune des étapes de ce long et complexe itinéraire de l’humanité révélera sa signification; le rôle et l’apport réel et donc la signification de chaque événement, de chaque vie, de chacune des souffrances subies ou de chacun des exploits accomplis pourront apparaître; ensuite, parce qu’alors seulement, pleinement illuminés dans la lumière divine, nous connaîtrons comme nous sommes connus. Jusque-là, de tous les hommes insérés dans le tissu même de l’histoire, aux prises avec sa complexité, aucun ne peut se targuer de mesurer dès maintenant quelle est, pour chaque événement (ponctuel ou de longue durée), la part plus ou moins grande de contribution positive qu’il apporte à l’avancement de l’histoire, ou au contraire quelle part, due au mal, aux ravages du péché, alourdit celle-ci, retarde l’achèvement du salut. Le temps de l’histoire apparaît ainsi chargé d’une ambiguïté, d’une ambivalence radicale: il est, certes, mais n’est pas seulement, comme l’imaginait une doctrine superficielle, un facteur de progrès; l’histoire a aussi une face sinistre et sombre: cette croissance qui s’accomplit mystérieusement se fraie un chemin à travers la souffrance, la mort et l’échec.

Les figures du millénarisme

Voilà, dans ses grandes lignes, et tel que la théologie s’efforce de le formuler en se purifiant au contact le plus immédiat avec ses sources révélées, ce qu’enseigne la sagesse chrétienne relative à l’histoire; mais son élévation même la rend difficile à saisir et à maintenir dans la pureté de son essence. Comme le montre la suite des temps, elle a toujours été menacée d’être mal interprétée et transposée du plan spirituel à un plan plus grossièrement intéressé, en un sens plus profane; cette tentation, sans cesse renaissante, constitue ce que la théologie classique définit par le terme technique d’hérésie millénariste; elle a revêtu trois formes principales.

Le messianisme apocalyptique

La foi chrétienne est animée par une espérance eschatologique: l’attente du Jour du Seigneur, du retour glorieux du Christ qui marquera la fin des temps, la fin de l’histoire. Elle est un héritage et une transformation de la foi juive dans l’attente messianique. Le futur et le but de l’histoire avaient été d’abord simplement conçus dans l’ancien Israël comme l’heureux avenir promis au peuple élu qui, délivré de la domination étrangère, mènerait alors une existence paisible dans le pays qui lui avait été promis et assigné par Dieu sur la terre. Même lorsque, avec les Prophètes, et plus encore avec la pensée apocalyptique qui se développe à partir du livre de Daniel, la notion de fin de l’histoire se sera faite plus complexe et en un sens plus pure, quelque chose de cette espérance concrète se perpétuera. Les deux éléments se retrouvent juxtaposés dans la première Apocalypse chrétienne, celle de Jean, qui semble promettre, avant l’apparition de la Jérusalem céleste, une première résurrection où les justes reprendront vie et régneront sur la terre mille années avec le Christ (Apoc., XX, 1-6). Avant que ce texte ne fût interprété comme une formulation figurée de l’eschatologie inchoative, c’est-à-dire du temps de l’Église où se manifeste une présence déjà actuelle du Christ dans le cœur des saints et par la grâce et la vie sacramentelle, un important courant de la tradition chrétienne (notamment, à l’origine, dans le milieu asiate lui-même d’où est issue l’Apocalypse de Jean) a, conformément à la plus ancienne conception juive, interprété cette révélation comme la promesse d’un triomphe, provisoire mais concrètement réel, des justes sur la terre charnelle et dans le temps historique.

L’impatience eschatologique

Même lorsque cette conception a été refusée comme trop grossière par les grands théologiens – c’est le cas déjà en Orient avec Origène et en Occident, de façon définitive, avec saint Augustin – et qu’elle fut officiellement rejetée comme une hérésie, on la voit renaître périodiquement, soit par littéralisme, par un attachement formel au sens immédiat du texte reçu comme inspiré, soit de façon plus subtile et plus profonde comme une expression de ce qu’on peut appeler l’impatience eschatologique, l’ardeur de l’espérance humaine ne pouvant supporter la patience de Dieu et voulant anticiper, hâter l’accomplissement de l’histoire, croyant apercevoir dans les événements cosmiques ou historiques observés les «signes des temps» qui l’annoncent. D’où, malgré les avertissements solennels de l’Évangile, ces calculs sur la durée probable de l’histoire, évaluée selon un schéma d’origine iranienne en périodes de mille ans, et sur la date probable ou prévue de la fin des temps.

Cette cristallisation de l’impatience a pu conduire à un véritable viol de l’histoire, l’action des hommes cherchant à hâter l’accomplissement des promesses de Dieu, fût-ce par la violence la plus brutale. Ainsi, lors des premières croisades: elles furent en partie entraînées par des mobiles eschatologiques, l’idée de l’imminence des derniers jours – les progrès de la conquête turque annonçant la venue de l’Antéchrist –, la croyance au séjour des saints dans la Jérusalem géographique concrète. Or saint Paul (Rom., XI, 15) semblait promettre que la conversion du peuple juif surviendrait à la fin des temps; d’où, en quelque sorte pour forcer la réalisation de cet événement et devant l’échec des tentatives de conversion en masse, ces massacres de juifs, notamment en pays rhénan au départ des croisés. Le même rêve a heureusement revêtu des formes moins cruelles comme à la fin du XIIe siècle, dans l’enseignement du cistercien calabrais Joachim de Flore, lui aussi commentateur de l’Apocalypse, qui annonçait après le règne du Père et du Fils une troisième période de l’histoire spirituelle du monde, l’âge du Saint-Esprit. La fondation des ordres mendiants, dominicain et surtout franciscain, put apparaître comme un début de réalisation de cette prophétie et séduira, jusqu’à les conduire à l’hérésie, les groupes extrêmes des Franciscains de stricte observance, spirituels ou fraticelli. La même tentation se fera jour, au sein même des milieux protestants, dans des mouvements comme celui des anabaptistes du XVIe siècle (où la violence ne fut pas toujours absente), des frères moraves au XVIIe, du piétisme au XVIIIe et dans tant de mouvements marginaux et d’Églises plus récentes: adventistes, mormons, témoins de Jéhovah.

Le rêve de la «chrétienté»

L’esprit millénariste a aussi influencé de façon moins apocalyptique les tentatives de réalisation d’une cité chrétienne, d’une société historique cherchant à se soumettre, théoriquement du moins, aux exigences de l’idéal évangélique, ce que nous désignons aujourd’hui techniquement par le mot de «chrétienté». Lorsque, aux dernières persécutions, particulièrement violentes, de Dioclétien et Maximin Daia, succéda, avec l’arrivée au pouvoir de l’empereur Constantin (312-324), un régime non seulement favorable à la religion chrétienne, multipliant les privilèges pour ses évêques et ses clercs, mais cherchant à s’inspirer dans sa législation, sinon dans sa pratique administrative, des principes chrétiens, les bénéficiaires de ce revirement inattendu ne purent s’empêcher de l’interpréter comme une réalisation, ou du moins un début de réalisation de l’espérance eschatologique, la victoire de Constantin s’identifiant au triomphe même de Dieu; ce sentiment euphorique est bien exprimé par les théologiens de la cour constantinienne, Lactance ou Eusèbe de Césarée. D’une part, le monde chrétien s’identifiait pratiquement avec l’Empire romain, face aux peuples barbares et à l’empire rival des Sassanides qui, ayant adopté le mazdéisme comme religion d’État, restait hostile au christianisme et souvent persécuteur; d’autre part, avec les fils et successeurs de Constantin, le caractère officiellement chrétien de cet Empire s’affirmera de plus en plus et la cité chrétienne tendra par suite à revendiquer pour elle les privilèges de la cité de Dieu, sinon à s’identifier théoriquement, idéalement, idéologiquement à elle.

De l’Empire constantinien, ce millénarisme larvé passera, d’une part, à l’Empire byzantin qui le continue sans interruption, puis à la Russie des tsars – Moscou s’y présentant comme la Troisième Rome et l’ultime –, et, d’autre part, à l’Empire d’Occident, renouvelé avec Charlemagne qui se pensait comme nouveau Moïse, nouveau David de l’Israël véritable qu’était le peuple chrétien. Cette chrétienté de l’Occident médiéval verra sa direction, son animation disputées entre pape et empereur, pouvoir ecclésiastique et pouvoir temporel, mais ces conflits intérieurs ont eu moins d’importance pour la miner que son échec à réaliser ce qu’elle prétendait être; d’où un hiatus croissant entre idéologie et praxis. Contestée en fait à l’intérieur d’elle-même dès le XIIe siècle par la résurrection du droit romain et la réapparition de la raison d’État légitimant la volonté de puissance, la chrétienté se verra déchirée par le schisme de la Réformation qui détruit une unité, au moins relative, fondée sur la communauté de foi, et que la sauvagerie des guerres de Religion ne réussit pas à rétablir. Elle se survivra comme un idéal toujours plus lointain, toujours à la recherche d’un nouveau Constantin, dans les monarchies de l’époque classique et baroque dont les souverains se concédaient mutuellement l’emploi de titres de caractère religieux comme Majesté Très Catholique (Espagne), Très Chrétienne (France), Apostolique (Hongrie); mais ces États officiellement chrétiens ne sont plus que l’ombre de ce que la chrétienté médiévale avait rêvé de devenir.

On mesure quelles déformations avait entre-temps subies l’authentique théologie chrétienne de l’histoire sous la forme que lui avait donnée saint Augustin dans son De Civitate Dei , et cela, paradoxalement, entre les mains de lecteurs pourtant attentifs de ce grand ouvrage, à commencer par son premier disciple Paul Orose (Historiarum adversus paganos libri septem , vers 416), avec sa maladroite apologie des «temps chrétiens», en passant par Charlemagne, dont on nous dit qu’il avait la Cité de Dieu comme livre de chevet, puis par des historiens comme l’évêque bavarois Otto de Freising au XIIe siècle, un oncle de l’empereur Frédéric Barberousse, jusqu’à Bossuet, dont le Discours sur l’histoire universelle a bien comme source principale le De Civitate Dei , mais qui ne distingue plus assez nettement l’objet formel de la théologie de l’histoire – la croissance du Corps du Christ – avec l’histoire empiriquement donnée, la succession des empires et des civilisations; c’était là l’amorce d’une réduction de l’histoire à un phénomène progressivement sécularisé et profané, celle qu’allaient réaliser les philosophies de l’Aufklärung .

Encyclopédie Universelle. 2012.

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